Les femmes entrepreneures du Liban:
Pionnières des affaires dans un paysage turbulent
Par : Dr. Sally Shamieh
Chef de projet recherche , ESA Business School
Le Liban a toujours été une terre de résilience, où les crises économiques, l’instabilité politique et les bouleversements sociaux ont continuellement mis à l’épreuve la détermination de son peuple. Pourtant, au cœur de ces défis, une force émergente redéfinit le paysage entrepreneurial du pays: les femmes libanaises. Bravant tous les obstacles, elles créent des entreprises, dirigent des initiatives et démontrent que l’innovation peut prospérer même en temps de crise.
Selon la Banque mondiale, les entreprises détenues par des femmes représentent environ 33 % de l’ensemble des entreprises au Liban, mais elles ne bénéficient que de moins de 10 % du crédit total accordé par les banques commerciales. Malgré les barrières juridiques, financières et culturelles, les entrepreneures libanaises transforment les difficultés en opportunités, en exploitant les outils numériques, en développant des entreprises sociales et en adoptant de nouveaux modèles économiques pour bâtir des projets durables.
L’entrepreneuriat au Liban: Un Défi à Double Tranchant
L’entrepreneuriat est profondément enraciné dans la culture libanaise. Avec une longue tradition de commerce, d’échanges et de connexions économiques internationales, le pays a toujours misé sur l’initiative privée comme moteur de sa croissance économique. La diaspora libanaise, reconnue pour son esprit entrepreneurial et son savoir-faire en affaires, a renforcé cette dynamique, contribuant à la reconnaissance mondiale des entreprises libanaises.
Cependant, le paysage économique du Liban est marqué par des crises successives. L’effondrement financier de 2019, la pandémie de COVID-19, l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth en 2020 et les attaques israéliennes de 2024 ont plongé le pays dans une instabilité sans précédent, mettant les entreprises à rude épreuve. Les entrepreneurs doivent affronter des défis majeurs : contraintes logistiques, accès limité aux marchés et graves pénuries de financement, exacerbés par l’effondrement du secteur bancaire et la dévaluation continue de la livre libanaise. Beaucoup d’entreprises ont dû s’adapter, réduire leurs activités, voire fermer leurs portes.
Pourtant, au cœur de ces turbulences, les femmes entrepreneures libanaises font preuve d’une résilience remarquable, devenant des actrices essentielles de la reprise économique. Leur capacité à naviguer dans l’incertitude leur permet d’innover et de bâtir des entreprises capables non seulement de survivre, mais aussi de prospérer dans un environnement marqué par l’adversité.
Les femmes entrepreneures au Liban : Naviguer dans un paysage complexe
L’accès au financement demeure l’un des principaux défis pour les femmes entrepreneures au Liban. Selon un rapport de la Banque mondiale, les femmes entrepreneures libanaises reçoivent 30 % de prêts en moins que leurs homologues masculins, malgré des taux de défaut inférieurs. Les restrictions légales compliquent davantage la situation. Les lois sur l’héritage laissent souvent les femmes sans les garanties nécessaires pour obtenir un financement, tandis que les lois sur le statut personnel, régies par des tribunaux religieux, continuent de limiter leur autonomie financière. De nombreuses femmes se tournent vers des institutions de microfinance et des réseaux de prêt informels pour soutenir leurs entreprises. Des initiatives internationales, telles que celles menées par ONU Femmes, l’USAID et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, offrent mentorat et financement. Cependant, ces efforts restent limités en termes d’échelle et d’accessibilité, notamment pour les femmes en dehors des centres urbains.
Bien que les Libanaises jouissent de plus de libertés que leurs homologues dans d’autres nations arabes, les normes sociétales imposent encore des obstacles à l’entrepreneuriat. Les femmes sont souvent censées privilégier les responsabilités familiales au détriment de leurs ambitions professionnelles et doivent fréquemment faire face au scepticisme quant à leur capacité à diriger. Cependant, la crise économique a commencé à modifier ces dynamiques, davantage de femmes assumant le rôle de soutien de famille, remettant en question les rôles de genre traditionnels. L’essor de l’entrepreneuriat social et des entreprises numériques a créé des espaces plus inclusifs pour les initiatives dirigées par des femmes. Par exemple, Gaëlle el Chaër, fondatrice de Gaïo Cosmetics, a construit sa marque de beauté durable en ligne, contournant les contraintes de la vente au détail traditionnelle. De même, «Metle Metlik», une initiative éducative numérique sur la santé des femmes, a autonomisé ces dernières grâce à l’apprentissage en ligne et à l’engagement communautaire.
Un écosystème entrepreneurial en mutation
L’écosystème des startups au Liban a connu une croissance notable, notamment dans le domaine de l’économie numérique. L’essor des médias sociaux, du commerce électronique et des solutions fintech a permis aux femmes de créer et développer des entreprises depuis leur domicile, éliminant ainsi les obstacles liés aux points de vente physiques et à l’accès traditionnel au marché. Des plateformes telles qu’Instagram, Facebook et TikTok se sont révélées être des outils puissants pour les femmes entrepreneures libanaises, leur permettant d’établir des marques, d’interagir avec les clients et de générer des revenus malgré l’instabilité économique.
Au-delà de la sphère numérique, des incubateurs d’entreprises tels que Berytech, Smart ESA et le Centre Darwazah ont joué un rôle crucial dans la promotion des startups dirigées par des femmes. En offrant mentorat, opportunités de réseautage et accès aux investisseurs, ces initiatives ont fourni un soutien essentiel aux femmes entrepreneures souhaitant formaliser et développer leurs projets. Par exemple, la compétition «Femme Francophone Entrepreneure» (FFE), organisée par l’AUF Moyen-Orient et Berytech, vise à favoriser le développement d’entreprises et la promotion de l’entrepreneuriat féminin au Liban.
Cependant, la crise bancaire persistante au Liban a rendu les transactions financières de plus en plus difficiles. L’effondrement du secteur bancaire formel a conduit à une économie majoritairement basée sur les liquidités, obligeant de nombreuses entreprises dirigées par des femmes à recourir à des solutions de paiement mobile, des transactions en espèces directes et des réseaux financiers informels. Bien que les outils numériques aient offert une plus grande flexibilité, le manque d’accès aux services bancaires formels continue de freiner l’expansion de nombreuses entreprises détenues par des femmes, les maintenant dans le secteur informel.
Les femmes entrepreneures et la durabilité au Liban
De nombreuses femmes entrepreneures libanaises alignent leurs entreprises sur les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies. Dans les secteurs de l’agriculture et de l’artisanat, elles intègrent des matériaux écologiques et adoptent des pratiques de production durables, équilibrant ainsi impact économique et environnemental. Par ailleurs, des entreprises sociales axées sur l’éducation, la gestion des déchets et les énergies renouvelables contribuent à la reprise économique et à la durabilité à long terme du Liban.
Malgré ces avancées, l’adoption de pratiques commerciales durables reste un défi en raison d’infrastructures faibles, d’un manque de soutien gouvernemental et d’un accès limité au financement vert. Des initiatives internationales, telles que le programme d’entrepreneuriat vert de SwitchMed, mis en œuvre au Liban par la Fondation Diane et le réseau EcoSwitch, offrent formation, mentorat et soutien financier aux entrepreneurs verts. Cependant, sans réformes systémiques, les entreprises axées sur la durabilité continueront de faire face à des contraintes financières et logistiques.
L’avenir de l’entrepreneuriat féminin au Liban
La résilience des femmes entrepreneures libanaises témoigne de leur capacité à naviguer à travers les crises et à s’adapter aux réalités économiques changeantes. Cependant, pour assurer un progrès durable, des réformes légales et politiques sont nécessaires afin de garantir l’égalité des sexes dans la participation économique. La mise à jour des lois commerciales et du travail, la réforme des lois sur l’héritage et l’élargissement de l’inclusion financière grâce à des mécanismes de financement ciblés pour les entreprises dirigées par des femmes sont des étapes cruciales vers une plus grande indépendance financière.
Encourager les investissements du secteur privé et développer des politiques de prêt sensibles au genre aideront également à combler le fossé financier auquel sont confrontées les femmes entrepreneures. Des programmes d’éducation et de développement des compétences adaptés aux femmes peuvent en outre soutenir l’entrepreneuriat en améliorant la littératie financière et en fournissant l’accès aux ressources commerciales, en particulier dans les zones rurales.
En plus des initiatives financières et éducatives, accroître la visibilité des femmes entrepreneures dans les médias et le discours public contribuera à normaliser le leadership féminin dans le monde des affaires. Des opportunités de mentorat et de réseautage renforceront la communauté des entreprises dirigées par des femmes, créant un écosystème plus favorable à leur épanouissement.
Conclusion
Les femmes entrepreneures libanaises incarnent la résilience, l’adaptabilité et l’innovation, évoluant dans un contexte socio-économique marqué par l’instabilité politique, les crises financières et des obstacles culturels. Leurs contributions vont des entreprises locales soutenant les communautés aux initiatives mondialement reconnues illustrant l’ingéniosité libanaise. Par exemple, le concours Femme Francophone Entrepreneure (FFE), organisé par l’AUF Moyen-Orient et Berytech, favorise l’entrepreneuriat féminin au Liban et dans la région, démontrant le dynamisme et le potentiel des femmes dans le secteur entrepreneurial.
Alors que le Liban s’oriente vers la reconstruction et la reprise économique, les entreprises dirigées par des femmes joueront un rôle central dans la revitalisation de l’économie, la promotion de l’innovation et la construction d’un avenir plus inclusif et durable. En créant un environnement qui soutient, finance et autonomise les femmes entrepreneures, le Liban peut libérer l’un de ses plus grands potentiels inexploités : l’innovation et le leadership de ses femmes. Des initiatives telles que l’intégration des PME dirigées par des femmes à des plateformes de commerce en ligne, soutenues par des projets de la Banque mondiale, illustrent comment le soutien ciblé peut transformer l’entrepreneuriat féminin et contribuer à la croissance économique du pays.