Entretien avec Dr. Walid Oueslati, Chef de la Division Climat, Biodiversité et Eau à l’OCDE
Financement Climatique et Enjeux Environnementaux
dans le Monde Arabe: Perspectives de l’OCDE»
Dans cette entrevue Dr. Oueslati, partage sa vision sur les défis environnementaux auxquels la région MENA fait face. Il explore comment les banques peuvent contribuer à la résilience climatique à travers des initiatives de financement durable et des mécanismes innovants.
1. Lors de votre présentation intitulée « Financement climatique et durabilité environnementale » à la Conférence bancaire arabe organisée par l’UAB à Doha, vous avez abordé les risques climatiques croissants auxquels la région MENA est confrontée, notamment les sécheresses, la rareté de l’eau et la désertification.
Comment les banques de la région, notamment à travers des mécanismes financiers innovants, peuvent-elles contribuer à atténuer ces risques et à soutenir des initiatives d’adaptation durable ?
• Au-delà du financement spécifiquement dédié à l’adaptation, une première étape cruciale est de s’assurer que les flux financiers sont alignés sur les objectifs de résilience climatique, comme stipulé dans l’Accord de Paris. L’évaluation de cet alignement consiste à déterminer si les investissements financiers, y compris les transactions relatives aux biens, services et actifs, contribuent à la résilience climatique. Ainsi, les efforts des banques de la région visant à accroître la transparence et la divulgation des risques climatiques dans les marchés financiers sont essentiels pour une meilleure allocation des capitaux et une gestion des risques efficace, car ils permettent aux investisseurs et aux parties prenantes de prendre des décisions éclairées, de gérer les risques financiers et d’orienter les capitaux vers des investissements durables et résilients face au climat.
• Le secteur financier peut jouer un rôle important en orientant les investissements vers des activités qui soutiennent la résilience, ou, à l’inverse, il peut compromettre cette résilience en finançant des activités exposées à des risques ou qui les exacerbent, par exemple par la surexploitation des ressources en eau ou les changements d’utilisation des terres.
Nous savons que les impacts économiques des risques liés à l’eau pour les ménages, les entreprises, les institutions financières et les gouvernements, par exemple via la destruction de capital ou l’interruption des chaînes de valeur, peuvent être transmis au système financier sous forme de risques de crédit, de marché, de liquidité, d’affaires et de souscription.
Il est donc important que les banques de la région comprennent à la fois les risques financiers matériels et les impacts environnementaux des investissements. Par exemple, les banques peuvent être exposées à un risque de crédit si des secteurs vulnérables à la sécheresse constituent une part importante de leur portefeuille.
Un récent test de résistance au Maroc a révélé que plus d’un tiers des portefeuilles de prêts bancaires pourraient être exposés aux risques physiques climatiques, notamment la sécheresse, en grande partie en raison des prêts accordés aux secteurs de l’agriculture, de la transformation alimentaire, du tourisme et aux ménages dans des zones vulnérables. Pour les assureurs, les événements d’inondation peuvent générer des passifs qui dépassent largement les primes gagnées. Un récent document de travail de l’OCDE intitulé « Atténuées? Une enquête sur la matérialité financière des risques liés à l’eau » a exploré la compréhension par le secteur financier de la matérialité financière des risques liés à l’eau, et une analyse des pratiques actuelles montre que ces risques ne sont pas pleinement pris en compte par les approches actuelles d’évaluation des risques financiers. Cela souligne le besoin urgent d’un engagement plus proactif pour identifier et évaluer les risques climatiques liés à l’eau.
• En ce qui concerne les mécanismes financiers pour l’adaptation, les fournisseurs de financements publics internationaux jouent un rôle clé dans le renforcement et la mobilisation des financements. En particulier, les instruments de financement public et mixte peuvent être mieux exploités pour mobiliser des financements privés, et les directives de l’OCDE sur le financement mixte pour l’adaptation au changement climatique présentent des étapes et des considérations pour intégrer l’adaptation dans les transactions de financement mixte.
Le financement mixte peut attirer des investissements privés supplémentaires dans les efforts d’adaptation en augmentant les rendements ou en réduisant les risques pour les investisseurs privés, grâce à des outils tels que les garanties gouvernementales, les prises de participation et les financements à taux préférentiels, en particulier pour les projets d’adaptation qui ne sont pas encore viables commercialement. Les fournisseurs internationaux jouent un rôle crucial dans ce processus en intégrant des objectifs de financement privé dans les projets d’adaptation, en adaptant les instruments financiers aux besoins spécifiques des activités d’adaptation et en créant un environnement favorable à l’investissement.
Note : Le financement mixte est défini par l’OCDE comme « l’utilisation stratégique du financement pour le développement afin de mobiliser des financements supplémentaires en faveur du développement durable dans les pays en développement ».
2. Vous avez évoqué le potentiel inexploité de la finance islamique pour les investissements dans le secteur de l’eau. Quels sont les principaux défis pour étendre l’usage de la finance islamique en faveur de la durabilité, et comment ces obstacles peuvent-ils être surmontés afin de renforcer son rôle dans le financement climatique et environnemental ?
• Les flux financiers fondés sur les principes de la finance islamique (FI) connaissent une croissance dans de nombreux secteurs et régions, et présentent un potentiel de développement accru en réponse à une demande non satisfaite pour ce type de services financiers.
Il existe un potentiel considérable pour mobiliser des financements en faveur des Objectifs de Développement Durable (ODD) via la FI, bien que le secteur de l’eau n’en ait pas encore pleinement bénéficié. Les valeurs qui sous-tendent la FI sont, en principe, bien alignées avec les objectifs de mobilisation de capitaux pour atteindre l’ODD 6.
Parmi ces valeurs figurent l’amélioration du bien-être social, un déplacement de l’accent sur la seule solvabilité de l’emprunteur vers une analyse de la création de valeur associée aux investissements et aux bénéfices économiques et sociaux, ainsi que la mise en place d’un filet de sécurité pour les populations les plus pauvres et vulnérables. De plus, l’approche de la FI, axée sur le partenariat et l’équité, avec des liens solides à l’économie réelle, la rend cohérente — en principe — avec la réalisation des ODD.
• Cependant, des défis importants subsistent pour généraliser l’usage de la FI au profit de la durabilité, notamment :
– La sensibilisation encore limitée au potentiel de la FI pour soutenir les objectifs de durabilité. Grâce à sa nature adossée à des actifs et au partage des risques, la FI offre un potentiel considérable pour des investissements durables dans l’environnement et le climat. La réalisation de projets pilotes démontrant l’utilisation efficace des instruments de FI pour financer des initiatives environnementales durables, à différentes échelles, est cruciale. C’est l’un des objectifs de la 12e réunion de la Table ronde sur le financement de l’eau, co-organisée par l’OCDE et la BID.
– L’intégration de cadres mondiaux de durabilité, tels que les critères ESG, reste faible dans la FI. Étant donné que les banques islamiques représentent 70 % de l’industrie de la FI, une adoption plus large des critères ESG au sein de la banque islamique pourrait stimuler le développement du financement durable.
– Le manque de données sur l’industrie de la FI constitue également un défi, notamment en ce qui concerne les instruments de finance sociale islamique tels que la zakat, le waqf et le waqf en espèces. Les capacités actuelles de suivi et de collecte de données pour la finance islamique (y compris la finance sociale islamique) demeurent limitées, et l’extension des sources de données permettrait d’exploiter pleinement ce potentiel.
– Le manque de standardisation des produits de FI à travers les juridictions. Les organismes internationaux de normalisation au sein de l’industrie de la FI, tels que l’AAOIFI et l’IFSB, pourraient développer des normes uniformes pour l’émission et l’utilisation de produits tels que les sukuk, les sukuk verts et les sukuk de durabilité.
Avec une demande forte et croissante, un cadre harmonisé permettrait de simplifier le financement via les sukuk pour les investissements dans les domaines de l’environnement, du climat et de l’eau.
3. La Conférence bancaire arabe de l’UBA , qui s’est tenue à Doha, a mis l’accent sur le développement durable et le rôle des banques. Compte tenu de votre expertise, comment envisagez-vous l’évolution de l’intégration du financement climatique et de la durabilité environnementale dans le secteur bancaire arabe, notamment à la lumière des discussions prévues pour la session sur le «Financement climatique et la durabilité environnementale» ? Quels résultats clés espérez-vous voir émerger de cette conférence ?
• Il est très encourageant de constater un intérêt croissant pour le financement climatique et la durabilité environnementale, impulsé à la fois par des cadres réglementaires et une demande croissante du marché dans la région MENA. Avec deux COP tenues dans la région, l’attention portée à la durabilité s’est considérablement renforcée. Ces dernières années, la région a vu l’introduction de diverses directives ESG, de nouveaux indicateurs, et des exigences de divulgation. Par exemple, aux Émirats arabes unis, la déclaration ESG est désormais obligatoire pour les entreprises cotées, imposée par l’Autorité des valeurs mobilières et des matières premières (SCA).
• Il est essentiel de poursuivre les efforts visant à aligner les flux financiers sur les objectifs climatiques, afin que les fonds actuellement en circulation renforcent la résilience au lieu d’aggraver les risques existants. Cela nécessite notamment une ambition accrue en matière de divulgation des risques climatiques. Le manque de standardisation dans l’évaluation et la déclaration des risques climatiques, y compris ceux liés à l’eau, peut représenter un obstacle majeur pour intégrer cette information dans les décisions d’investissement et de prêt.
• Les discussions devront également porter sur la mobilisation de financements supplémentaires pour les initiatives d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. L’ampleur du déficit de financement pour les investissements climatiques est telle qu’il ne pourra être comblé qu’avec le concours de divers acteurs, publics et privés. Les financements officiels au développement, ainsi que les financements publics internationaux, devront jouer un rôle central pour soutenir des actions climatiques menées et portées par les économies émergentes et en développement (EMDE).
Bien que les ressources domestiques demeurent une source cruciale d’investissement dans les EMDE, les financements externes, tant publics que privés, sont également indispensables.
En particulier, il sera essentiel de diriger les financements publics de développement climatique pour attirer des investissements commerciaux et surmonter les nombreux obstacles, tels que les longues phases de planification et de construction des projets bas carbone.
4. En tant que chef de la Division Climat, Biodiversité et Eau à l’OCDE, comment votre département soutient-il la région arabe dans le traitement des défis liés au climat et à la durabilité environnementale ? Quelles initiatives ou collaborations concrètes peut-on attendre de l’OCDE pour aider les banques arabes à promouvoir le financement climatique et à intégrer la durabilité dans leurs opérations ?
• L’OCDE a une longue tradition de collaboration avec les parties prenantes de la région arabe, notamment à travers des initiatives telles que le Dialogue entre le CAD et les pays arabes.
• La Table ronde sur le financement de l’eau est une plateforme mondiale public-privé créée par l’OCDE en partenariat avec le gouvernement des Pays-Bas, le Conseil mondial de l’eau et la Banque mondiale.
Elle s’appuie sur un leadership politique et une expertise technique pour faciliter le financement d’investissements qui contribuent à la sécurité de l’eau et à une croissance durable et inclusive.
En réunissant les communautés de la finance et de l’eau, elle permet l’échange d’informations sur les développements récents et futurs d’intérêt commun. La 12e édition de la Table ronde sur le financement de l’eau sera une réunion thématique, co-organisée avec la Banque islamique de développement. Elle se tiendra au siège de la Banque islamique de développement à Jeddah, aux alentours du premier ou deuxième trimestre 2025.
Cette session explorera notamment comment la finance islamique pourrait contribuer au financement d’investissements durables dans le secteur de l’eau à l’échelle mondiale. Elle abordera également les moyens de renforcer le rôle des banques dans la promotion du financement durable et l’intégration de la durabilité dans leurs opérations, y compris pour les enjeux liés à l’eau. Une collaboration avec l’UBA dans le cadre de cette 12e édition de la Table ronde serait très appréciée.