o-entrevue avec
François Sporrer, Chef du Service économique régional pour le Proche-Orient, et
M. Hugo Bruel, Conseiller financier régional, à l’Ambassade de France au Liban.
Reconstruction, climat, inclusion:
les nouveaux leviers de la coopération franco-arabe
Dans un contexte marqué par les défis post-conflit et les impératifs de transition économique, la France renforce son dialogue avec les pays du Proche-Orient. À travers cette co-entrevue exclusive, M. François Sporrer et M. Hugo Bruel livrent leur vision stratégique sur l’intégration financière euro-méditerranéenne, les priorités de reconstruction et les partenariats d’avenir. Ils évoquent également le rôle du secteur privé, de la finance verte et de l’innovation dans la construction d’un avenir partagé. Un éclairage précieux sur les perspectives franco-arabes dans un monde en mutation.
Comment évaluez-vous aujourd’hui l’état des relations économiques et financières entre la France et les pays arabes du Proche-Orient, notamment dans le contexte des transitions post-conflit et des priorités de reconstruction?
Les relations économiques et financières entre la France et les pays du Proche-Orient sont hétérogènes et différenciées. Les exportations françaises vers le Proche-Orient s’élèvent à environ 5 Mds euros, ce qui représente un peu moins de 1% du total des exportations françaises. Plus des deux tiers de ces exportations françaises sont destinées à l’Egypte et à Israël. Nos exportations vers ces pays sont principalement constituées d’équipements mécaniques et électriques, de divers produits industriels et de matériels de transport. Les importations françaises depuis le Proche-Orient représentent dans le même temps un peu plus de 4 Mds d’euros. L’Irak est notamment un fournisseur d’hydrocarbures important pour la France. Par ailleurs, de nombreuses entreprises françaises sont implantées dans les pays du Proche Orient, particulièrement en Egypte, en Jordanie et au Liban où elles ont créé plusieurs dizaines de milliers d’emplois.
Les deux dernières années ont été marquées politiquement par le conflit à Gaza et au Liban. La France se mobilise pour œuvrer à la reconstruction et au redressement de ces pays affectés par le conflit. Cela passe par des initiatives françaises sur le plan international et multilatéral, l’organisation de conférences internationales, la sensibilisation des organisations financières internationales sur l’urgence d’agir à Gaza et au Liban. Sur le plan bilatéral, la France a déployé beaucoup d’instruments d’urgence, tant humanitaires qu’économiques.
La coopération euro-méditerranéenne vise à renforcer l’intégration financière entre les deux rives. Selon vous, quels sont les leviers concrets que la France pourrait activer pour soutenir la construction d’une Union financière euro-méditerranéenne?
La coopération euro-méditerranéenne est essentielle sur plusieurs aspects. Cet espace géographique est très imbriqué, malgré les fragmentations géopolitiques. L’union financière doit passer à la fois par des convergences en matière de cadre juridique et normatif, ainsi que par le développement de flux financiers. Toutefois, il existe une grande hétérogénéité de situations, avec des cadres financiers parfois jugés fragiles, notamment en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Dans ce cadre, la France peut accompagner en matière de coopération et d’assistance technique le développement et le renforcement de cadres juridiques, prudentiels et de conformité robustes et transparents, pouvant ouvrir la voie à un renforcement des flux et des interactions financières entre la France et les autres pays des rives de la méditerranée.
Le rôle des banques de développement, nationales et européennes, peuvent jouer un rôle clef dans l’intensification de ces échanges et en avant-garde au développement d’échanges et de flux bancaires privés. La BERD, la BEI, les agences de développement comme l’AFD ont tout leur rôle à jouer dans cette dynamique.
Le rôle du secteur privé, notamment bancaire, est souvent évoqué comme moteur du développement dans la région MENA. Quelles sont, selon vous, les synergies prioritaires à développer entre les banques françaises et les banques arabes dans le cadre de cette dynamique?
Le bon financement de l’économie est un sujet majeur qui permet à la fois d’améliorer la croissance et d’allouer les flux vers des investissements prioritaires. Les synergies prioritaires me semblent devoir aller vers les investissements durables et les investissements d’avenir. Je pense notamment aux infrastructures, à l’assainissement, aux investissements dans le domaine crucial de l’eau. Evidemment, les investissements en matière d’énergie et dans l’industrie sont également prioritaires.
Dans un contexte de baisse attendue de l’aide publique au développement de certains grands bailleurs comme les Etats-Unis, mais aussi de trajectoires d’endettement devenues contraignantes dans plusieurs pays, le secteur privé est appelé à prendre une place plus importante dans le financement et la mise en œuvre du développement. C’est là toute la pertinence de l’action de Proparco, la filiale de l’AFD dédiée au financement du secteur privé, qui cherche à mobiliser davantage de financements, notamment innovants, en faveur des secteurs privés du Proche-Orient, y compris dans le cas de partenariats-public-privé.
Les banques françaises devraient être également prêtes à s’impliquer davantage, à condition que les pays du Proche-Orient modernisent leur cadre de régulation financière (notamment au regard des exigences de conformité du GAFI).
La résilience climatique, la finance verte et l’innovation sont désormais au cœur des agendas internationaux. Comment voyez-vous la contribution potentielle des institutions financières françaises à l’agenda climatique dans les pays du Proche-Orient?
Il s’agit en effet d’une priorité internationale et la France continue de se mobiliser en ce sens. Les institutions françaises, que ce soient des banques ou des gestionnaires d’actifs, intègrent dorénavant des critères stricts d’ESG dans leur politique d’investissement. Les investissements se centrent de plus en plus sur des projets visant à la neutralité carbone ou contribuant à l’atténuation du changement climatique.
En matière d’atténuation au changement climatique, la transition énergétique constitue en réalité une opportunité pour les pays du Proche-Orient, de diversifier leurs modèles économiques pour certains et de réduire leur dépendance aux importations d’hydrocarbures pour les autres. En outre, miser sur les énergies renouvelables et les interconnexions électriques est une opportunité de renforcer des systèmes énergétiques domestiques aujourd’hui défaillants dans certains pays comme le Liban ou la Syrie. La production d’énergie renouvelable est tout à fait propice à la mobilisation de partenariats-public-privé, tandis que les financements de bailleurs de fonds ont vocation à se concentrer sur le renforcement des réseaux de transmission. A titre d’exemple, l’AFD a financé via un prêt concessionnel de 55 M$ le projet de Green corridor en Jordanie, lancé en 2015, qui vise à accroitre la capacité du réseau de 1 GW, par des investissements dans les systèmes de transmission.
En matière d’adaptation au changement climatique, la priorité pour le Proche-Orient est de répondre au défi du stress hydrique, déjà bien présent et qui est appelé à se dégrader plus encore sous l’effet du dérèglement climatique. La France accompagne déjà les pays de la région qui cherchent à améliorer la gestion structurelle de leurs ressources hydriques. Les entreprises françaises du secteur de l’eau comme Veolia sont très réputées, et l’AFD est un bailleur particulièrement en pointe dans ce domaine, particulièrement au Proche-Orient où elle dispose d’un portefeuille impressionnant de projets d’eau potable et d’assainissement en Egypte, Jordanie, Liban, Territoires palestiniens et Irak. De manière emblématique, les institutions financières françaises sont très engagées dans le projet jordanien National Conveyor.
Face aux défis du chômage et de l’exclusion financière, en particulier chez les jeunes et les femmes, quels dispositifs ou initiatives franco-arabes vous semblent les plus prometteurs pour favoriser une inclusion économique durable?
Le bon fonctionnement du marché du travail et l’inclusion financière sont des leviers importants de stabilité et d’élévation du niveau de vie des populations. La problématique du chômage est bien souvent un enjeu structurel, de long-terme, et s’accompagne de conséquences sociales telles que la paupérisation ou la précarisation de populations. A cet effet, la France peut s’associer, contribuer ou développer des actions dans le domaine de la formation professionnelle et de l’enseignement, pour préparer au mieux l’entrée de populations jeunes dans la vie active.
L’inclusion financière est également une question d’éducation, et dépend du développement de solutions techniques adaptées à des publics traditionnellement éloignés de solutions financières et bancaires. Le développement de mobile banking, la simplification de procédures d’accès à l’ouverture de comptes en banque, la modernisation de moyens de paiement simples et efficaces nous semblent indispensables, tout en respectant des règles de conformité et de sécurité importantes, bien sûr.
Dans une optique de long terme, comment la France envisage-t-elle de renforcer ses partenariats économiques avec les pays du Proche-Orient, notamment dans des domaines stratégiques tels que l’énergie, la transition numérique ou la coopération économique?
Quels sont, selon vous, les axes prioritaires pour accompagner une croissance inclusive et durable dans la région?
La coopération économique est naturelle dans le domaine des infrastructures, car il s’agit de domaines d’excellence des entreprises françaises : l’énergie, l’eau, les transports et les télécommunications. On observe à la fois des interventions de grands travaux et, de plus en plus, des investissements directs dans le cadre de partenariats-public-privé. La France apporte dans ce cadre des financements conséquents à travers les prêts de l’AFD, les prêts du Trésor français ou la garantie des crédits export. Dans un contexte de développement et de diversification des pays de la région, mais aussi de reconstruction pour certains, cette coopération devrait se renforcer dans les prochaines années.
Un nouvel axe de coopération économique est en train d’émerger et je dois dire que je ne m’y attendais pas en prenant mes fonctions il y a trois ans. Il s’agit de celui des services numériques et des services aux entreprises : que cela soit en Egypte, en Jordanie ou au Liban, j’observe des stratégies très dynamiques d’outsourcing et de localisation de main d’œuvre par les groupes français afin de bénéficier de ressources humaines qualifiées, compétitives et, s’agissant du Liban et de l’Egypte, francophones. CMA-CGM a ainsi recruté à Beyrouth plus de 1000 employés travaillant sur des activités internes au groupe, notamment les ¾ de ses équipes mondiales de développement informatique, et Publicis a localisé plus de 500 employés à Beyrouth pour travailler sur des pays de la région mais également l’Europe, l’Amérique latine et l’Afrique. Au Liban, 1/3 des emplois créés par les entreprises françaises sont ainsi dédiés à des mission qui ne concernent pas le Liban.