Services financiers inclusifs et résilience
des ménages dans la région arabe
Par Mayada El-Zoghbi , Directrice Générale ,
KIT Institute, Amesterdam
Depuis plus d’une décennie, la région arabe est confrontée à des crises économiques, politiques et humanitaires d’une ampleur sans précédent. Qu’il s’agisse de la guerre prolongée au Yémen, des conflits récurrents à Gaza, ou de l’effondrement économique et politique au Liban, la région est soumise à des épreuves accablantes. Il semble souvent inimaginable que la situation puisse se détériorer davantage, et pourtant, les guerres et l’instabilité continuent de ravager les vies et les communautés à travers cette région tourmentée.
Les transferts de fonds: une bouée de sauvetage en période de crise
L’un des soutiens les plus essentiels à l’échelle mondiale, et en particulier dans la région arabe, reste le rôle des transferts de fonds envoyés par la diaspora à leurs proches restés au pays.
En 2023, les transferts de fonds mondiaux vers les pays à revenu faible et intermédiaire (PRFI) ont dépassé les 650 milliards de dollars. Nulle part ces transferts ne sont plus cruciaux que dans les États fragiles et touchés par des conflits.
Selon le Migration and Development Brief de la Banque mondiale, les flux de transferts vers ces États se sont élevés à 70 milliards de dollars, surpassant l’aide humanitaire et l’assistance au développement reçues par ces régions.
Dans la région arabe, le Liban, ainsi que la Cisjordanie et Gaza, se distinguent comme les principaux bénéficiaires de transferts de fonds en proportion de leur PIB. Par ailleurs, des pays tels que la Jordanie et l’Égypte, qui abritent un nombre significatif de personnes déplacées de force, figurent également parmi les principaux récipiendaires de ces flux essentiels.
Le secteur financier formel joue un rôle clé dans le soutien des flux officiels de transferts de fonds, tant pour les expéditeurs que pour les bénéficiaires. Bien que les coûts restent élevés dans de nombreux corridors de transfert, en particulier via les banques, les comptes formels simplifient et sécurisent les transactions, que ce soit du côté de l’expéditeur ou du récepteur. Dans la région arabe, l’accès aux comptes financiers a connu une progression remarquable au cours de la dernière décennie. En 2011, la région affichait l’un des taux les plus faibles au monde en matière de possession de comptes bancaires1. Aujourd’hui, selon les dernières données de l’indice Findex, 48 % des adultes de plus de 15 ans possèdent un compte dans une institution financière formelle.
S’adapter à l’ère numérique
La région arabe, caractérisée par une population très jeune, s’est remarquablement adaptée à l’ère numérique. Avec un taux de pénétration des smartphones2 parmi les plus élevés au monde, plus de 70 % de la population avait déjà accès à un smartphone dès 2018. L’accès à l’internet mobile n’a cessé de progresser, passant de 130 millions d’utilisateurs en 2016 à plus de 180 millions en 2021. Les taux de croissance les plus impressionnants ont été enregistrés en Égypte, en Tunisie et au Maroc 3.
En capitalisant sur les évolutions sociales et technologiques, la région arabe s’affirme comme un hub majeur de la fintech, avec des innovations technologiques répondant aux défis les plus pressants de la société. Le secteur de la fintech dans la région est estimé à une valeur d’environ 15 milliards de dollars4. La plupart des réussites dans ce domaine concernent les paiements et les transferts de fonds, un constat cohérent avec l’importance des transferts de fonds évoquée précédemment.
En Égypte, des fintechs telles que Fawry et PayMob ont profondément transformé la manière dont les particuliers règlent leurs factures et effectuent leurs transferts d’argent. Aux Émirats arabes unis, NOW Money accompagne les travailleurs migrants en facilitant leurs transferts de fonds vers leurs pays d’origine. En Égypte, Khazna propose des services financiers aux personnes non bancarisées disposant néanmoins de téléphones mobiles.
Au Maroc, Chari permet à des milliers d’épiceries familiales enregistrées d’acheter leurs stocks en ligne via une application, avec une livraison garantie en moins de 24 heures 5.
Au fil de leur développement, ces fintechs élargissent leur offre en intégrant des services d’épargne et de crédit, tout en collaborant de plus en plus étroitement avec des institutions bancaires formelles. Ces partenariats stratégiques permettent de satisfaire les exigences réglementaires et d’accéder aux capitaux nécessaires pour financer leurs portefeuilles de prêts, renforçant ainsi l’écosystème financier régional.
Services financiers pour la résilience des communautés
En 2016, une étude pionnière menée au Kenya par Suri et Jack a démontré que l’accès aux services financiers, en l’occurrence à la monnaie mobile, avait des impacts significatifs au niveau des ménages 6. Cette étude a révélé une augmentation directe d’environ 2 % de la consommation, permettant ainsi de sortir des individus de la pauvreté. Cet effet était encore plus marqué pour les ménages dirigés par des femmes. Le principal mécanisme expliquant ces effets était la capacité des communautés à recevoir des transferts de fonds en cas de choc, réduisant ainsi leur besoin de diminuer leur consommation en période de crise. Une étude de réplication ultérieure a confirmé ces résultats 7.
Des recherches menées dans d’autres régions et pays confirment également l’importance des services financiers, en particulier des transferts et des paiements, comme canaux essentiels pour soutenir les communautés touchées par des chocs. Par exemple, une étude au Rwanda sur les transferts lors d’une catastrophe naturelle a montré que les ménages disposant de monnaie mobile étaient plus susceptibles de recevoir des fonds de leurs proches ou amis.
De même, en Tanzanie, une étude a confirmé que les ménages ayant accès à la monnaie mobile étaient plus enclins à maintenir leurs niveaux de consommation après un choc, contrairement à une réduction de 6 % observée chez ceux n’y ayant pas accès 8.
Bien qu’il n’existe pas encore d’études similaires dans la région arabe, ces résultats offrent des perspectives pertinentes pour comprendre l’impact de l’élargissement de l’accès aux services financiers, en particulier en matière de transferts de fonds et de paiements, sur la résilience des communautés.
Initiatives Régionales
Au cours de la dernière décennie, les gouvernements de la région arabe ont placé la finance inclusive au cœur de leurs priorités. Aujourd’hui, presque tous les pays arabes9 sont membres de l’Alliance pour l’Inclusion Financière (AFI), un réseau regroupant des régulateurs qui partagent leurs expériences pour accélérer l’inclusion financière. Cette collaboration s’est intensifiée à travers une plateforme régionale hébergée par le Fonds Monétaire Arabe, avec le soutien de l’AFI et de la GIZ 10.
L’initiative Financial Inclusion for the Arab Region Initiative (FIARI) a été élargie pour mieux répondre aux besoins croissants de la région. En complément, une nouvelle initiative baptisée Arab Region Financial Inclusion Policy Initiative (ARFIPI) a vu le jour en janvier 2024. Plusieurs pays de la région, tels que la Jordanie, la Tunisie et le Maroc, ont élaboré des stratégies nationales d’inclusion financière.
De plus, certains ont intégré la finance verte inclusive dans leurs politiques, comme l’Autorité Monétaire Palestinienne et la Banque Centrale de Jordanie, démontrant ainsi un engagement accru en faveur d’une finance durable et accessible à tous.
Plusieurs pays de la région ont continué à prendre des engagements significatifs dans le cadre de leur adhésion à l’Alliance pour l’Inclusion Financière (AFI). En 2024, de nouveaux engagements notables ont été pris. La Jordan Payments and Clearing Company (JoPACC) a annoncé l’organisation d’un hackathon destiné à stimuler l’innovation dans le système de paiements, une initiative qui pourrait faciliter davantage les transferts de fonds tout en réduisant les coûts.
De son côté, l’Autorité Monétaire Palestinienne s’est engagée à renforcer la protection des consommateurs, une priorité cruciale dans un contexte de défis économiques.
Par ailleurs, d’importants objectifs fixés dans le passé ont également été atteints. En Égypte, le pays a atteint son ambition de fournir des comptes financiers à 17,8 millions de jeunes et à 29,3 millions de femmes, un progrès remarquable.
En outre, l’Égypte a introduit des réglementations visant à simplifier l’accès aux services pour les clients analphabètes et âgés, répondant ainsi à un défi persistant dans un pays où le taux d’analphabétisme reste élevé par rapport à ses voisins régionaux.
Toujours en ligne avec ses objectifs de résilience, l’Égypte a également réussi à intégrer les portefeuilles mobiles dans les services de transferts de fonds, renforçant ainsi l’inclusion financière pour les populations vulnérables.
Défis
Les progrès accomplis dans la région arabe interviennent après des décennies d’inaction réglementaire, rendant les récentes innovations et réformes politiques d’autant plus dignes d’être saluées. Cependant, la région reste en retard par rapport à d’autres parties du monde.
Les pays à revenu intermédiaire inférieur (PRII) affichent un taux d’accès aux comptes bancaires supérieur à celui de la région arabe (62 % des adultes de plus de 15 ans dans les PRII contre 48 % dans la région arabe). Il reste donc de nombreux défis à relever.
Par exemple, l’écart entre les sexes en matière d’accès aux comptes bancaires demeure important, avec seulement 42 % des femmes ayant accès à un compte, contre 54 % des hommes.
Dans certains pays, une fiscalité élevée sur les paiements mobiles continue de freiner leur adoption à grande échelle. Par exemple, la Jordanie se distingue malheureusement par l’un des taux d’imposition les plus élevés au monde sur les paiements mobiles.
Les petites et moyennes entreprises (PME), essentielles à l’économie de la région, méritent également une attention accrue. Comparées à d’autres régions, les PME de la région arabe ont un accès beaucoup plus limité aux services financiers bancaires, avec un taux estimé à seulement 9 %, selon l’enquête Financial Access Survey du FMI.
Il existe toutefois des disparités importantes au sein de la région. Le Maroc et le Liban se démarquent en affichant des niveaux d’accès plus élevés pour les PME, atteignant respectivement 18 % et 16 %. Cependant, à l’échelle mondiale, la région MENA reste la moins performante, avec des résultats bien inférieurs à ceux enregistrés en Afrique subsaharienne (SSA), en Asie émergente et en développement (EDA), et en Europe émergente et en développement (EDE).
Les transferts de fonds : une bouée de sauvetage en période de crise
Tracer la voie de l’avenir
Face à la vulnérabilité politique persistante de la région, garantir la continuité des transferts de fonds et des remises demeure l’une des contributions les plus cruciales du système financier pour soutenir la résilience de la région arabe en ces temps incertains.
Cela nécessitera des investissements soutenus et une collaboration renforcée entre les fintechs et les institutions financières formelles, afin de réduire les coûts des transferts de fonds et d’améliorer leur accessibilité.
Parallèlement, il sera indispensable de maintenir une flexibilité réglementaire et des politiques adaptées pour favoriser l’épanouissement de ces partenariats.
Les avancées notables en matière de finance inclusive observées au cours de la dernière décennie dans la région doivent servir de tremplin pour poursuivre cette dynamique de progrès et d’innovation, même en période d’instabilité.
Footnotes:
[1] Yémen affichait un taux d’accès aux comptes bancaires de seulement 4 % chez les adultes de plus de 15 ans en 2011, ce qui était probablement le plus bas au monde. Même l’Égypte, cette même année, ne comptait qu’un accès de 10 % pour cette tranche d’âge, selon les données de Findex.
[2] GSMA. The Mobile Economy Middle East & North Africa 2019.
[3]https://www.internetsociety.org/news/press-releases/2024/challenges-and-recommendations-for-internet-connectivity-in-the-middle-east/
[4]Santosdiaz, Richie. « The Fintech Times MEA Report: Overview of Fintech in the Middle East and Africa », The Fintech Times, 19 août 2024.
[5]UNSGSA. « Moroccan Start-Up Chari Facilitating Digital Transformation and Financial Inclusion for Mom-and-Pop Shop Owners », 3 avril 2023.
[6] Suri, Tavneet et William Jack. « The long run poverty and gender impacts of mobile money », Science, 9 décembre 2016.
[7] Alinaghi, Nazila. « Risk sharing and transaction costs: a replication study of evidence from Kenya’s mobile money revolution », 3iE, 2019.
[8] El-Zoghbi, Mayada, et al. « Emerging Evidence on Financial Inclusion », CGAP, juillet 2019.
[9] Les membres de l’AFI (Alliance for Financial Inclusion) dans la région arabe incluent : la Banque centrale d’Égypte, la Banque centrale d’Irak, la Banque centrale de Jordanie, la Jordan Payments and Clearing Company, la Banque centrale de Mauritanie, Bank Al-Maghrib, l’Autorité monétaire palestinienne, la Banque centrale du Soudan, l’Autorité de contrôle de la microfinance de la République tunisienne, le Ministère des Finances de la République tunisienne, et la Banque centrale de Tunisie.
[10] La GIZ est une organisation allemande de développement.